De la FOMO à la surcharge cognitive
Tu le sais bien, nous sommes constamment sous l’emprise de la FOMO (Fear of Missing Out, la peur de manquer quelque chose). Ce stress subtil qui t’incite à vérifier tes e-mails en soirée ou à réagir immédiatement aux notifications est le moteur d’un design pensé pour l’engagement maximal. Le système te pousse à être réactif/réactive en permanence, car ton temps d’écran est directement monétisé, violant ainsi notre droit fondamental à la tranquillité.
Pourtant, cette course à l’attention a un coût. Pour ma part, j’ai pris une décision il y a plusieurs années : j’ai désactivé toutes mes notifications sur mon téléphone et je ne connecte plus mes messageries instantanées sur mon ordinateur. Cette déconnexion consciente m’a permis de réduire mon anxiété liée au numérique. Je souhaite avoir le choix d’aller voir quand MOI, j’en ai envie et non pas quand mon téléphone m’impose quelque chose.
Il faut dire que quand j’ai débuté mes études de psychologie/ergonomie, ma motivation était d’améliorer les conditions de travail et de vie de l’humain. C’est paradoxal de voir aujourd’hui que, parfois, le “design de service” et l'”expérience utilisateur”, censés améliorer nos vies, détériorent en réalité nos conditions. Mon envie profonde, c’est de revenir à ces fondamentaux : être plus tranquille, plus “zen”, et arrêter cette course à l’acquisition.
L’idée de cet article est née en achetant une affiche de Léa le Faucon – qui représente un chat et un chien dormant paisiblement, sans aucune inquiétude de manquer quoi que ce soit – j’ai réalisé la puissance de ce concept. C’est l’essence même du JOMO : la Joy of Missing Out. C’est la satisfaction de choisir le calme et d’être pleinement présent. Il est temps que le design des applications intègre cette philosophie.
L’inclusivité et le respect de la diversité cognitive
Intégrer ce choix de la décélération va au-delà du simple confort ; c’est un engagement en faveur de l’accessibilité et de l’éthique cognitive. C’est une question de respect pour les capacités d’attention de chacun.
Si une cinquantaine de notifications par jour génère de la fatigue chez un utilisateur neurotypique, l’impact est bien plus important pour les personnes neuroatypiques (souffrant, par exemple, de troubles de l’attention ou d’anxiété). Le flux d’informations non sollicitées crée chez ces profils une surcharge sensorielle et cognitive qui peut rendre l’utilisation d’un service difficile, voire impossible.
Pour moi, un design de qualité est fondamentalement inclusif et bienveillant. En optant pour la tranquillité par défaut, en limitant l’agressivité des alertes et en offrant le choix, ton outil devient plus stable, plus éthique, et respecte la diversité des fonctionnements cognitifs. C’est dans ce respect que naît la joie de l’utilisateur : le plaisir d’utiliser un outil qui ne le punit pas pour sa déconnexion.
Ce besoin de tranquillité et de maîtrise ne concerne pas seulement notre attention, il touche aussi la manière dont les entreprises gèrent leurs propres objectifs. C’est là que cette philosophie se confronte à la culture du chiffre.
Le vrai piège de la quantité inutile
Une dérive fréquente de la conception axée sur l’engagement est l’obsession de la quantité, souvent au détriment de la qualification. Pourquoi tant d’applications exigent-elles une inscription immédiate ? Pour gonfler la base de données et obtenir des métriques de vanité.
C’est une habitude qui est même transmise : quand j’enseignais le design, j’observais que les étudiants, lors de la création de maquettes d’interfaces, plaçaient systématiquement l’écran de connexion ou d’inscription comme première étape, sans jamais remettre en question cette priorité. Le réflexe est d’abord de capter l’utilisateur, peu importe son intention réelle. C’était d’ailleurs assez rigolo de voir leurs réactions quand je remettais en cause ce principe. 🙂
Le coût caché des données non qualifiées : si ton application enregistre 10 000 inscrits, mais que seuls 500 sont actifs, les 9 500 adresses e-mail restantes représentent une dépense inutile en stockage et en campagnes marketing inefficaces. Ce phénomène est d’ailleurs amplifié par la fatigue de contenu : même si les e-mails sont de qualité, leur surabondance mène à la désertion. C’est un coût énergétique et financier, sans compter la décrédibilisation de ta marque par des spams.
Cette approche encourage une philosophie inverse : privilégier la qualité pour un impact positif réel.
On devrait plutôt réfléchir à un changement de perspective :
Pourquoi ne pas d’abord libérer l’accès à la valeur ? L’utilisateur devrait pouvoir explorer et apprécier le service avant de s’engager. Cela honore le principe de liberté et permet à la valeur perçue de devenir le véritable moteur de l’adhésion. L’engagement devrait-il être une récompense plutôt qu’un préalable ? L’inscription ne doit pas être une contrainte forcée, mais le reflet d’une volonté active découlant de la preuve concrète que le service fonctionne et apporte un bénéfice.
Cette quête aveugle de la conversion à tout prix, souvent dictée par des impératifs de croissance agressifs, pousse à l’utilisation de méthodes peu scrupuleuses. Ces pratiques, bien que non majoritaires, sont l’exact opposé de la décélération choisie et soulèvent de sérieuses questions éthiques.
Les menaces éthiques : le design au service de la croissance à tout prix
Les dérives de conception que nous observons (pression marketing, manipulation d’interface) ne sont que le reflet d’une problématique plus profonde : la société de croissance illimitée qui valorise l’acquisition rapide et la rétention agressive au détriment du respect humain (et vivant plus largement souvent d’ailleurs). Je pense que ce n’est pas anodin si le design a pris une telle ampleur ces dernières années. Les entreprises ont bien compris que c’était un levier d’acquisition/conversion fort et que cela se fait parfois au détriment de l’objectif premier : le bien-être des utilisateurs.
Certaines pratiques, que ce soit sous la forme du stress marketing ou des dark patterns, partent du principe qu’il faut contraindre l’utilisateur pour atteindre les objectifs de profit.
La manipulation devient un outil de croissance. Le mécanisme est toujours le même : désactiver la réflexion pour forcer l’action immédiate.
- Le stress marketing joue sur l’aversion à la perte en créant une fausse pénurie ou urgence (“il ne reste que 2 places”). Il court-circuite la décision éclairée.
- Les dark patterns manipulent l’interface pour induire des actions non voulues.
Ces schémas, qu’ils prennent la forme d’un compte à rebours ou d’une procédure opaque, révèlent une hiérarchie des valeurs où l’impératif de croissance prend le pas sur le respect de l’utilisateur. L’humain devient un simple levier à optimiser. Un design éthique, par contraste, garantit un environnement propice à une prise de décision libre et éclairée.
Heureusement, pour contrer ces pratiques manipulatoires, il suffit souvent de revenir aux fondamentaux. Il existe un cadre théorique robuste et connu depuis longtemps (les critères datent de 1993) qui vient soutenir cette philosophie : les critères ergonomiques.
L’ancrage ergonomique : les valeurs sûres
Si tu as un doute dans ta conception d’interface, je te conseille de revenir aux basiques : les critères de Bastien et Scapin.
Concentrons-nous sur deux critères fondamentaux qui illustrent bien mes propos aujourd’hui : le contrôle explicite de l’utilisateur et la charge de travail (ou charge cognitive).
Ces principes stipulent que l’utilisateur doit pouvoir initier et maîtriser ses actions. Le design de l’urgence (FOMO) est en violation directe de ces critères, car il impose des actions ou des notifications, augmentant ainsi la charge de travail cognitive et diminuant l’autonomie.
Donner le choix, c’est fondamentalement respecter l’autonomie de l’individu, et c’est une source de joie pure. Cette maîtrise s’articule autour de deux axes :
- La diminution de la charge cognitive (la joie du silence) : il s’agit de réduire l’effort mental pour traiter l’information. L’exemple de la mise en sourdine d’une discussion est parfait : ce n’est pas qu’une simple fonctionnalité, c’est un acte qui réduit drastiquement la charge de travail mentale, permettant à l’utilisateur d’effectuer une tâche sans interruption. Imagine le plaisir de voir ton téléphone rester muet pendant que tu es concentré·e !
- L’autonomie totale (la joie de la maîtrise) : la possibilité de mettre une discussion en sourdine est la réaffirmation que ton temps t’appartient, et que tu décides quand tu es disponible (réversibilité et initiative). L’approche de la décélération excelle également par la flexibilité (autre critère de B&S qui l’adaptabilité) qu’elle offre : elle fournit plusieurs moyens de s’adapter à l’outil sans en devenir l’esclave, libérant ainsi l’esprit pour ce qui importe vraiment pour l’utilisateur. La joie naît du contrôle retrouvé.

Mon autre affiche de Léa le faucon qui fait du bien au moral et aux yeux
Changement de posture : quand la sérénité transforme nos propres conditions de travail
Cette philosophie de la décélération ne concerne pas seulement les produits que nous concevons, mais aussi notre propre manière de travailler. En tant que designers et concepteurs, nous faisons partie du même système de croissance qui nous pousse au “toujours plus” : toujours plus de sprints, toujours plus de livrables, toujours plus de contenu.
Adopter le JOMO est avant tout un changement de posture qui s’applique à nos conditions de travail. Dans mon propre métier de facilitatrice, cette prise de conscience est cruciale : la pression est forte pour maximiser la production dans un atelier.
Pourtant, plus j’avance dans mon métier et plus je fais le choix conscient d’alléger le contenu pour passer plus de temps à créer du lien et permettre aux participant·es de vivre un véritable moment ensemble. La joie de manquer ici, c’est de renoncer à une activité de plus pour gagner en profondeur relationnelle. Si on perd l’essence du lien parce qu’on a voulu tout caser, on perd tout ! L’efficacité se trouve dans la profondeur, pas dans la quantité. Adopter le JOMO, c’est donc un acte de résistance qui améliore nos propres conditions de travail, nous libérant de la course épuisante à la surproduction.
Cela fait plusieurs années que dans mon activité de formatrice, j’applique la philosophie du JOMO avec conviction. L’approche traditionnelle veut que l’on surcharge les modules pour donner au public le sentiment d’en avoir pour son argent (le “toujours plus” appliqué au savoir). J’ai fait le choix inverse : l’allégement est la clé de la joie de l’apprentissage. Le véritable impact d’une formation ne réside pas dans la quantité de diapositives ou d’outils présentés, mais dans le temps laissé à l’intégration, à l’échange sincère et à l’exploration des idées. La joie de manquer ici, c’est de renoncer à une annexe théorique de plus pour que les stagiaires aient le temps de se connecter entre elleux, de rire, de partager des expériences sans être pressés par le chronomètre. C’est le plaisir de voir naître une compréhension profonde et durable, plutôt qu’une simple accumulation d’informations éphémères. Le JOMO, c’est donc privilégier la transformation humaine à la simple transmission de données. C’est pour cela que dans mes formations, je prends un soin particulier à choisir l’essentiel à transmettre et que je passe du temps à réfléchir aux modalités d’apprentissage : jeux sérieux, activités actives, partages entre pairs… Au final, les personnes retiennent mieux et quand je fais mes évaluation, je vois que les messages les plus importants sont retenus non pas parceque j’en ai mis beaucoup mais parce que j’ai pris un soin particulier à mettre en oeuvre les bonnes conditions.
En synthèse : le plaisir de la décélération et l’impact positif
Concevoir avec cette perspective de JOMO est une démarche éthique et un engagement pour un monde plus juste : fournir la meilleure utilité possible, en exigeant le moins d’attention possible. C’est créer des outils qui servent l’humain et génèrent un impact positif réel. Cette philosophie ne s’arrête pas à l’écran, elle transforme nos propres pratiques : moins de pression, plus de profondeur, plus de liberté dans nos journées.
Et si on se lâchait la grappe ? Après tout, le véritable progrès ne réside pas dans la saturation, mais dans la sérénité. L’objectif n’est plus d’épuiser l’utilisateur ni le concepteur, mais d’offrir un bénéfice net, une qualité de vie retrouvée. C’est ça, la nouvelle métrique de la réussite : que l’utilisateur ressente un plaisir – plus concentré, plus détendu – après avoir fait le choix de son expérience. Selon moi, ce sentiment de légèreté, c’est la joie que le design doit désormais offrir.
Quel est le premier pas vers cette nouvelle éthique du design que tu vas intégrer à ton prochain projet ? A quoi cela fait écho dans ta pratique actuelle ?
